Bail commercial et procédure collective
La liquidation judiciaire ouverte concomitamment à la résolution d'un plan de redressement et l'obstacle à la résiliation du bail commercial. Cass Com, 12 juin 2025, n°23-22.076

La liquidation judiciaire ouverte concomitamment à la résolution d'un plan de redressement et l'obstacle à la résiliation du bail commercial
Cass Com, 12 juin 2025, n°23-22.076
Résumé :
L’ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire qui intervient simultanément à la résolution d’un plan de redressement doit être considérée comme une nouvelle procédure collective, laquelle empêche le bailleur de demander la résiliation du bail pour les loyers échus postérieurement au jugement d’ouverture du redressement judiciaire.
Toutefois, le bailleur peut faire valoir une décision judiciaire constatant ou prononçant la résolution du bail dès lors que celle-ci a acquis force de chose jugée avant l’ouverture de cette nouvelle procédure.
1. Faits et procédure
L'arrêt rendu le 12 juin 2025 parla chambre commerciale ne peut passer inaperçu, en matière de droit des entreprises en difficulté et de bail commercial, et pour cause. La Haute juridiction précise définitivement les conditions dans lesquelles un bailleur peut obtenir la résiliation d'un bail commercial lorsque son locataire fait l'objet d'une liquidation judiciaire ouverte concomitamment à la résolution d'un plan de redressement.
En l'espèce, la société O Sorbet d'amour, titulaire de baux commerciaux consentis par les sociétés Pacabear et Kabrousse, avait été mise en redressement judiciaire le 23 octobre 2019.
Après l'échec du plan deredressement, le tribunal a prononcé sa résolution et ouvert une procédure deliquidation judiciaire le 8 mars 2023. Les bailleresses avaient alors saisi lejuge-commissaire en résiliation des baux pour non-paiement des loyers échuspostérieurement au jugement d'ouverture du redressement judiciaire.
La Cour de cassation casse les arrêts de la cour d'appel de Bordeaux du 5 septembre 2023 et pose le principe selon lequel "une liquidation judiciaire ouverte concomitamment à la résolution d'un plan de redressement constitue une nouvelle procédurecollective, laquelle fait obstacle à la résiliation du bail des immeubles pour des loyers échus postérieurement au jugement d'ouverture du redressement judiciaire".
2. Le principe posé par la Cour de cassation : la qualification de nouvelle procédure collective
2.1. L'affirmation de la nouveauté procédurale et les antécédents jurisprudentiels
La Cour de cassation tranche définitivement une question qui pouvait susciter des interrogations doctrinales en affirmant que la liquidation judiciaire ouverte sur résolution du plan de redressement constitue une "nouvelle procédure collective". Cette qualification s'oppose à celle de "conversion" de la procédure de redressement en cours, conception alternative qui aurait pu être défendue.
Cette position jurisprudentielle s'inscrit dans la continuité de l'arrêt de référence du 18 janvier 2023(pourvoi n° 21-15.576) par lequel la chambre commerciale avait déjà établi ce principe. Dans cette décision antérieure, la Cour de cassation avait précisé que "lorsque la liquidation judiciaire est ouverte sur résolution du plan, il ne s'agit pas d'une conversion de la procédure de redressement encours, mais d'une nouvelle procédure collective, de sorte que, dans cette hypothèse, le point de départ du délai de trois mois est la date du jugement prononçant la résolution du plan et ouvrant la liquidation judiciaire".
Cette jurisprudence constante permet de distinguer clairement cette situation de la conversion stricto sensu du redressement en liquidation judiciaire pendant la période d'observation, régie par l'article L. 631-15-II du code de commerce. En effet, la conversion proprement dite, telle qu'établie par l'arrêt du 28 février 2018 (pourvoi n°16-19.422), ne nécessite que la caractérisation de l'impossibilité manifeste du redressement, sans constatation préalable de l'état de cessation des paiements.
2.2. Les conséquences juridiques de cette qualification
La qualification de nouvelle procédure collective emporte des conséquences déterminantes pour le calcul du délai de trois mois prévu par l'article L. 622-14, 2° du code de commerce, auquel renvoie l'article L. 641-12, 3° dudit code. Selon ces dispositions, le bailleur ne peut agir en résiliation qu'au terme d'un délai de trois mois à compter du jugement d'ouverture de la procédure collective.
La Cour précise expressément que "dans cette hypothèse, le point de départ du délai de trois mois est la date du jugement prononçant la résolution du plan et ouvrant la liquidation judiciaire". Cette solution découle logiquement de la qualification de nouvelle procédure collective, qui fait renaître l'ensemble des délais procéduraux attachés à l'ouverture d'une procédure collective.
Cette approche se distingue de la jurisprudence relative à la simple conversion du redressement en liquidation, où les créanciers ne sont pas tenus de procéder à une nouvelle déclaration de créances selon l'arrêt du 5 février 2013 (n° 12-10.226). En revanche, l'ouverture d'une nouvelle procédure après résolution du plan permet aux créanciers de déclarer à nouveau leurs créances selon des modalités spécifiques.
3. L'obstacle à la résiliation du bail et ses limites
3.1. Le principe d'obstacle à la résiliation
L'arrêt énonce un principe protecteur pour le débiteur en difficulté : la nouvelle procédure collective "fait obstacle à la résiliation du bail des immeubles pour des loyers échus postérieurement au jugement d'ouverture du redressement judiciaire". Cette règle jurisprudentielle renforce considérablement la protection des baux commerciaux en procédure collective.
Cette solution s'explique par le fait que l'ouverture d'une nouvelle procédure collective fait renaître le délai de carence de trois mois pendant lequel le bailleur ne peut agir en résiliation. Cette période de grâce vise à permettre au liquidateur de prendre ses marques et d'évaluer les possibilités de continuation ou de cession de l'entreprise, conformément aux objectifs généraux du droit des procédures collectives.
La jurisprudence récente du 12juin 2024 (n° 22-24.177) complète ce dispositif en précisant que le juge-commissaire doit s'assurer, au moment précis où il statue, de la persistance de loyers impayés se rapportant à une occupation postérieure au jugement d'ouverture. Cette exigence temporelle renforce encore la protection du débiteur en permettant une régularisation jusqu'au moment du jugement.
3.2. L'exception : la décision ayant force de chose jugée
La Haute juridiction ménage toutefois une exception importante au principe qu'elle pose : "Le bailleur dispose cependant de la faculté de se prévaloir d'une décision constatant ou prononçant la résolution du bail dès lors que cette décision a acquis force de chose jugée avant le jugement d'ouverture de cette nouvelle procédure".
Cette exception fait référence à l'article 500 du code de procédure civile selon lequel "a force de chose jugée le jugement qui n'est susceptible d'aucun recours suspensif d'exécution". Il convient de distinguer l'autorité de la chose jugée, qui concerne l'irrévocabilité d'une décision, de la force de la chose jugée, qui porte sur son caractère exécutoire.
La jurisprudence considère depuis longtemps qu'un bail constitue un contrat en cours si, au jour de l'ouverture de la procédure collective, la décision de justice relative à sa résiliation n'est pas passée en force de chose jugée. Cette distinction permet aux bailleurs diligents d'échapper aux contraintes de la nouvelle procédure s'ils ont obtenu une décision définitive avant l'ouverture de la liquidation judiciaire.
4. L'articulation avec le régime général des baux commerciaux en procédure collective
4.1. Le régime protecteur spécifique au bail commercial
Le droit des procédures collectives dédie aux baux commerciaux des règles spécifiques dérogatoires au droit commun des contrats en cours. L'article L. 622-14 du code de commerce,applicable en sauvegarde et redressement judiciaire, et l'article L. 641-12,applicable en liquidation judiciaire, organisent un régime spécial destiné à faciliter au maximum la poursuite du contrat de bail.
L'article L. 641-11-1 du code de commerce pose le principe selon lequel "aucune indivisibilité, résiliation ou résolution d'un contrat en cours ne peut résulter du seul fait de l'ouverture ou du prononcé d'une liquidation judiciaire". Ce principe de continuation des contrats en cours s'applique pleinement aux baux commerciaux, considérés comme des éléments essentiels du fonds de commerce.
L’arrêt du 9 octobre 2019(pourvoi n° 18-17.563) a précisé que le bailleur, agissant devant le juge-commissaire pour demander la constatation de la résiliation de plein droit du bail, n'est pas dans l'obligation de délivrer le commandement exigé par l'article L. 145-41 du code de commerce. Cette simplification procédurale facilite l'action des bailleurs tout en assurant la protection du débiteur.
4.2. Les conditions restrictives de la résiliation en liquidation judiciaire
L'article L. 641-12, 3° du code de commerce prévoit que "le bailleur peut également demander la résiliation judiciaire ou faire constater la résiliation de plein droit du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement de liquidation judiciaire, dans les conditions prévues aux troisième à cinquième alinéas de l'article L. 622-14".
L'article L. 622-14, 2° dispose que la résiliation peut intervenir "lorsque le bailleur demande la résiliation ou fait constater la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d'ouverture, le bailleur ne pouvant agir qu'au terme d'un délai de trois mois à compter dudit jugement". Ce délai de carence constitue une protection procédurale fondamentale pour le débiteur en difficulté.
L'alinéa 4 du même article précise que "si le paiement des sommes dues intervient avant l'expiration de ce délai [de trois mois], il n'y a pas lieu à résiliation". Cette disposition permet une régularisation tardive et renforce la protection du bail commercial, comme l'a confirmé la jurisprudence du 12 juin 2024.
5. L'évolution de la jurisprudence et l'apport spécifique de la décision
5.1. La consolidation d'une jurisprudence favorable au maintien des baux
L'arrêt du 12 juin 2025 apporte une précision supplémentaire bien utile en énonçant expressément que la nouvelle procédure collective "fait obstacle à la résiliation du bail des immeubles pour des loyers échus postérieurement au jugement d'ouverture du redressement judiciaire". Cette formulation dépasse la simple question du délai de trois mois et pose un principe général d'obstacle à la résiliation.
La Cour précise également les contours de l'exception en indiquant que le bailleur peut se prévaloir d'une décision ayant force de chose jugée "avant le jugement d'ouverture de cette nouvelle procédure", ce qui renvoie au jugement de liquidation judiciaire et non au jugement initial de redressement. Cette précision temporelle revêt une importance pratique considérable pour les conseils des bailleurs.
Cette évolution s'inscrit dans une jurisprudence plus large de protection des actifs essentiels de l'entreprise, comme en témoigne l'arrêt du 19 avril 2023 (n° 21-20.655) qui impose au liquidateur de respecter les clauses d'agrément du bail même lors de la cession du fonds de commerce.
5.2. La distinction maintenue avec les autres mécanismes procéduraux
Cette jurisprudence se distingue nettement de celle relative à la conversion du redressement en liquidation judiciaire pendant la période d'observation. Dans ce cas, l'article L.631-15-II du code de commerce prévoit une véritable conversion, et non l'ouverture d'une nouvelle procédure.
La Cour de cassation maintient ainsi une distinction cohérente entre les différents mécanismes de passage d'une procédure à l'autre, selon qu'il s'agit d'une conversion stricto sensu ou de l'ouverture d'une nouvelle procédure. Cette approche différenciée permet une meilleure prévisibilité juridique et évite les confusions conceptuelles.
L'arrêt du 28 février 2018 (n°16-19.422) avait établi que la conversion du redressement en liquidation "n'impose pas la constatation de l'état de cessation des paiements, seule l'impossibilité manifeste du redressement devant être caractérisée" Cette distinction technique permet de comprendre pourquoi la résolution du plan suivie d'une liquidation constitue bien une nouvelle procédure et non une simple conversion.
6. Les implications pratiques renforcées de la décision
6.1. Pour les bailleurs commerciaux : une stratégie contentieuse repensée
L'arrêt du 12 juin 2025 renforce significativement la position défavorable des bailleurs en procédure collective. Ces derniers doivent désormais intégrer le fait que l'ouverture d'une liquidation judiciaire sur résolution du plan de redressement fait renaître le délai de carence de trois mois, même si des loyers étaient impayés depuis le redressement judiciaire initial
Pour éviter cette difficulté procédurale, les bailleurs ont intérêt à agir rapidement dès l'ouverture de la procédure de redressement et à obtenir une décision de résiliation passée enforce de chose jugée avant l'éventuelle résolution du plan. Cette stratégie contentieuse nécessite une anticipation et une réactivité importantes de la part des conseils des bailleurs.
L’arrêt du 9 octobre 2019 (n°18-17.563) facilite cette démarche en précisant que la procédure de résiliation prévue à l'article L. 622-14 du code de commerce ne nécessite pas la délivrance d'un commandement de payer préalable. Cette simplification procédurale peut faciliter l'action rapide des bailleurs, à condition qu'elle soit engagée suffisamment tôt.
6.2. Pour les liquidateurs et cessionnaires potentiels : des opportunités élargies
La décision s'avère plus favorable aux liquidateurs et aux éventuels cessionnaires d'entreprise. Elle leur offre un délai supplémentaire de trois mois pour organiser la poursuite de l'activité ou la cession des actifs. Dans l'affaire commentée, le tribunal avait d'ailleurs arrêté un plan de cession au profit de la société Pasaryne le12 avril 2023, lequel incluait la cession des baux commerciaux.
Cette protection accrue des baux commerciaux s'inscrit dans la logique générale du droit des entreprises en difficulté qui vise à favoriser la sauvegarde de l'entreprise et de l'emploi. Le bail commercial constitue souvent un élément essentiel du fonds de commerce et sa préservation s'avère cruciale pour la poursuite de l'activité économique.
Toutefois, les liquidateurs doivent respecter les contraintes conventionnelles, comme l'a rappelé l'arrêt du 19 avril 2023 (n° 21-20.655) concernant les clauses d'agrément Le liquidateur doit ainsi négocier avec le bailleur avant de saisir le juge-commissaire ou insérer des conditions suspensives relatives à l'accomplissement des exigences conventionnelles.
6.3. Pour la pratique judiciaire et les praticiens : une précision bienvenue
L'arrêt apporte un éclairage bienvenu pour les praticiens du droit des entreprises en difficulté. Il confirme définitivement que la résolution d'un plan de redressement suivie de l'ouverture d'une liquidation judiciaire constitue une rupture procédurale qui fait renaître certains délais essentiels.
Cette solution s'applique non seulement au délai de trois mois pour la résiliation des baux, mais influence également d'autres aspects procéduraux tels que la déclaration des créances. La distinction entre conversion et nouvelle procédure trouve ainsi des applications pratiques multiples qui dépassent le seul contentieux des baux commerciaux.
L’arrêt du 12 juin 2024 (n°22-24.177) complète utilement ce dispositif en précisant les conditions temporelles d'appréciation par le juge-commissaire. Cette évolution jurisprudentielle récente témoigne de l'attention constante portée par la Cour de cassation à l'équilibre des intérêts en présence.
7. Les perspectives d'évolution du droit des procédures collectives
7.1. L'harmonisation des régimes procéduraux
L'arrêt du 12 juin 2025 s'inscrit dans une démarche d'harmonisation des régimes applicables aux différentes procédures collectives. La distinction entre conversion et nouvelle procédure, désormais clairement établie, permet une meilleure lisibilité du droit applicable et une plus grande sécurité juridique pour l'ensemble des acteurs concernés.
Cette évolution jurisprudentielle pourrait conduire le législateur à préciser davantage les conditions dans lesquelles une procédure collective en remplace une autre, notamment en distinguant plus nettement les cas de conversion stricto sensu des cas d'ouverture d'une nouvelle procédure. Une telle clarification législative renforcerait la cohérence d'ensemble du système.
La jurisprudence récente témoigne d'une approche pragmatique qui privilégie la substance sur la forme, comme en témoigne l'évolution des conditions de conversion établie par l'arrêt du 28février 2018. Cette approche, plus fonctionnelle, pourrait sait on jamais, inspirer de futures réformes législatives.
7.2. L'équilibre entre protection du débiteur et droits des créanciers
La jurisprudence récente tend à renforcer la protection du débiteur et de ses contractants essentiels, comme en témoigne l'arrêt commenté. Cette orientation jurisprudentielle pourrait toutefois être tempérée par la nécessité de préserver les droits légitimes des créanciers, notamment des bailleurs qui supportent déjà de lourdes contraintes en procédure collective.
L'exception prévue pour les décisions ayant force de chose jugée constitue un premier équilibrage.
D'autres aménagements pourraientêtre envisagés par le législateur ou la jurisprudence, notamment en casd'impayés particulièrement anciens ou importants, afin de mieux concilier lesintérêts en présence.
La jurisprudence du 12 juin 2024illustre cette recherche d'équilibre en permettant une régularisation jusqu'au moment du jugement, ce qui évite les résiliations automatiques tout en préservant les droits essentiels des bailleurs. Cette évolution témoigne d'une approche nuancée qui pourrait inspirer de futurs développements jurisprudentiels.
Conclusion
L'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 12 juin 2025 constitue une décision majeure qui précise et renforce le régime protecteur des baux commerciaux en procédure collective.
En qualifiant la liquidation judiciaire ouverte sur résolution du plan de redressement de "nouvelle procédure collective", la Haute juridiction fait renaître le délai de carence de trois mois pendant lequel le bailleur ne peut agir en résiliation.
Cette solution jurisprudentielle, qui s'inscrit dans la continuité de l'arrêt de référence du 18 janvier 2023 (n°21-15.576), traduit la volonté constante de préserver au maximum les baux commerciaux essentiels à la poursuite de l'activité économique. Elle illustre également l'évolution du droit des entreprises en difficulté vers une protection renforcée du débiteur et de ses actifs stratégiques, dans une perspective de sauvegarde de l'entreprise et de l'emploi.
L'exception ménagée pour les décisions ayant force de chose jugée permet toutefois de préserver un équilibre entre les intérêts en présence et incite les bailleurs à agir rapidement en cas de difficultés de leur locataire. Cette jurisprudence, enrichie par les développements récents tels que l'arrêt du 12 juin 2024 sur les conditions de résiliation et celui du 19 avril 2023 sur les clauses d'agrément, devrait avoir un impact significatif sur la pratique du contentieux des baux commerciaux en procédure collective. Elle influence les stratégies adoptées par les différents acteurs concernés, qu'il s'agisse des bailleurs, des débiteurs, des mandataires judiciaires ou des cessionnaires potentiels, dans un contexte jurisprudentiel en constante évolution.
Décidément.
