Cautionnement des époux communs en biens : la disproportion manifeste sans nullité préserve l’engagement du patrimoine conjugal
Cass. com., 5 nov. 2025, n° 24 18.984, F B - Cautionnement des époux communs en biens : la disproportion manifeste sans nullité préserve l’engagement du patrimoine conjugal

Résumé : L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 5 novembre 2025 (n°24‑18.984, F‑B) s’inscrit au point de rencontre, désormais classique, entre droit des sûretés et droit des régimes matrimoniaux. Cette zone de friction, que la doctrine des sûretés décrit volontiers comme un modèle du genre à propos du cautionnement des époux communs en biens, est aussi au cœur des développements consacrés à l’article 1415 du Code civil dans les traités de régimes matrimoniaux. En cantonnant aux seuls cas de nullité la solution dégagée par l’arrêt du 29 septembre 2021 et en refusant de faire de la disproportion une cause d’atteinte au consentement exprès, la Cour opère un ajustement d’importance : la protection consumériste de la caution n’altère plus le consentement donné à l’engagement du conjoint, de sorte que l’accès aux biens communs se trouve plus fermement sécurisé au profit des créanciers.
La compréhension de cette inflexion jurisprudentielle suppose au préalable unretour sur les circonstances du litige.
I. Les faits et la procédure: de la disproportion à la saisie de l’immeuble commun
Une banque consent un prêtde 283 329 € à une société civile immobilière. Le gérant et associé de la société se porte caution solidaire de cet emprunt. Au sein du même acte, son épouse, également associée de la SCI, se rend elle aussi caution solidaire, les époux étant mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts.
Les impayés se multiplient et un contentieux s’ouvre autour de la réalisation des sûretés. Par un jugement du 18 février 2021, devenu irrévocable, le cautionnement de l’épouse est déclaré manifestement disproportionné à ses biens et revenus sur le fondement de l’ancien article L. 341‑4 du Code de la consommation. Ce jugement prive la banque de la possibilité de se prévaloir de l’engagement à l’égard de l’épouse,mais ne prononce pas la nullité de l’acte.
Fort de cette décision, le créancier délivre un commandement de payer valant saisie immobilière portant sur un immeuble commun du couple. La banque assigne ensuite les deux cautions àl’audience d’orientation pour voir fixer sa créance et ordonner la vente forcée de l’immeuble saisi. L’épouse réplique en soutenant que, son engagement étant devenu inefficace à raison de la disproportion, sa signature ne saurait valoir consentement exprès au cautionnement de son conjoint au sens de l’article 1415 du Code civil. En d’autres termes, l’inefficacité de son propre cautionnement aurait fait disparaître tout consentement aux fins d’engager la masse commune.
La cour d’appel rejette cette analyse. Constatant que les époux ont souscrit des engagements identiques dans un même acte et que la disproportion, si elle prive la banque de tout recours contre l’épouse, n’a pas entraîné la nullité de la sûreté, elle en déduit que le consentement exprès requis par l’article 1415 demeure acquis. La vente forcée de l’immeuble commun est ordonnée.
L’épouse se pourvoit donc en cassation, invitant la Haute juridiction à dire que l’inefficacité de son cautionnement pour disproportion doit être assimilée, quant à ses effets, à une disparition de l’acte incompatible avec toute fonction de consentement exprès.
Le pourvoi offrait ainsi à la Cour l’occasion de trancher une question précise : l’inefficacité du cautionnement, résultant de la disproportion, atteint‑elle seulement le recours du créancier contre la caution ou emporte‑t‑elle également disparition du consentement exprès au sens de l’article 1415, de sorte que les biens communs ne pourraient plus être engagés par l’acte unique signé par les deux époux ?
II. Une distinctionstructurante : nullité de l’acte et simple inefficacité pour disproportion
A. Le cadre de l’article1415 : une protection ciblée des biens communs
L’article 1415 du Code civil énonce que chacun des époux ne peut engager que ses biens propres et ses revenus par un cautionnement ou un emprunt, « à moins que ceux‑ci n’aient été contractés avec le consentement exprès de l’autre conjoint, qui, dans ce cas, n’engage pas ses biens propres ». Le texte instaure ainsi, à rebours du principe général de l’article 1413, une protection ciblée de la masse commune contre les engagements unilatéraux. La doctrine de régimes matrimoniaux insiste sur cette fonction de bouclier du patrimoine commun, tout en rappelant que le consentement exprès n’emporte pas engagement des biens propres de l’époux qui consent.
La jurisprudence a progressivement affiné les contours de ce consentement exprès : il doit être positif, clairement exprimé, sans que le silence, même éclairé, puisse suffire ; il n’est en revanche pas soumis au formalisme de la mention manuscrite exigée pour le cautionnement lui‑même. La Cour a par ailleurs admis que ce consentement exprès pouvait résulter de la signature d’un même acte de cautionnement par les deux époux.
B. Le précédent de 2021 :l’hypothèse de la nullité
Dans un arrêt du 29 septembre 2021 (n° 20‑14.213), la chambre commerciale avait jugé que, lorsque les cautionnements d’époux communs en biens sont recueillis dans un même acte pour garantir la même dette et que l’un de ces cautionnements est annulé, la seule signature au pied de l’engagement annulé ne vaut pas consentement exprès au cautionnement de l’autre conjoint. L’annulation, en faisant rétroactivement disparaître l’acte, efface aussi la fonction accessoire de consentement exprès: l’époux dont l’engagement est nul est réputé ne jamais avoir consenti àl’engagement de son conjoint, si bien que les biens communs ne peuvent être atteints par ce biais.
Cette solution a été largement commentée. La doctrine a souligné la cohérence de ce raisonnement : un acte annulé est censé n’avoir jamais existé et ne peut plus produire aucun effet, y compris celui de valoir consentement exprès. Le consentement exigé par l’article 1415 est, en ce cas, nécessairement inexistant.
C. La solution de 2025 : ladisproportion ne vaut pas nullité
L’arrêt du 5 novembre 2025 ne revient pas sur la solution de 2021 ; il en verrouille au contraire les frontières. La chambre commerciale affirme que « lorsque les cautionnements d’époux communs en biens ont été recueillis au sein du même acte pour garantir la même dette, ce n’est que si l’un des cautionnements est annulé que la seule signature au pied de cet engagement ne vaut pas consentement exprès au cautionnement de l’autre conjoint, emportant engagement des biens communs». Par l’emploi de la formule « ce n’est que si », la Cour cantonne explicitement la solution de 2021 aux seules hypothèses de nullité.
En creux, la réponse au pourvoi est claire : la disproportion manifeste du cautionnement, telle que sanctionnée par l’ancien article L. 341‑4 du Code de la consommation, n’entraîne pas la nullité de l’engagement. Elle produit une déchéance –aujourd’hui, sous l’empire de l’article 2300 du Code civil, une réduction – qui affecte seulement l’efficacité de l’acte à l’égard de la caution, sans faire disparaître l’engagement lui‑même. L’acte subsiste, avec toutes ses fonctions,et notamment celle de consentement exprès à l’engagement du conjoint.
La Cour en déduit logiquement que la signature de l’épouse, dont le cautionnement est jugé disproportionné et donc inopposable, vaut toujours consentement exprès au cautionnement de son mari. La masse commune demeure engagée : la vente forcée de l’immeuble commun pouvait être ordonnée.
Une partie de la doctrine avait déjà rapproché la déchéance pour disproportion du mécanisme de la déchéance du bénéfice de subrogation prévu à l’article 2314 du Code civil : dans les deux cas, la sanction frappe le recours du créancier, mais laisse intacte la validité de l’acte. La Cour endosse ici pleinement cette lecture, en réservant le régime de la nullité aux seuls cas où le cautionnement est atteint d’un vice de formation ou de forme.
III. L’articulation avec laréforme du droit des sûretés : de la déchéance à la réduction
L’intérêt de la décision dépasse le seul cadre transitoire de l’ancien article L. 341‑4. L’ordonnance n°2021‑1192 du 15 septembre 2021 a abrogé les dispositions consuméristes relatives à la disproportion du cautionnement pour les refondre dans le Code civil à l’article 2300. La sanction n’est plus la déchéance du créancier, mais la réduction du cautionnement au montant à hauteur duquel la caution pouvait utilement s’engager.
Or, la Cour profite manifestement de l’affaire du 5 novembre 2025 pour tracer les lignes de force du nouveau régime. Si la déchéance n’était déjà pas assimilée à une nullité, a fortiori la réduction ne saurait l’être. Dans les deux cas, le cautionnement survit ; il est simplement vidé en tout ou partie de son efficacité économique.
Transposé sous l’empire de l’article 2300, le raisonnement conduit à considérer que la réduction du cautionnement de l’un des époux – même drastique – ne prive pas sa signature de sa valeur de consentement exprès à l’engagement de son conjoint. Le patrimoine commun demeure accessible au créancier dès lors que les deux époux ont signé le même instrumentum.
L’arrêt de 2025 apparaît ainsi comme une décision charnière : il clôt le contentieux né sous l’empiredes anciens textes de la consommation tout en annonçant la manière dont sera appréhendée la disproportion dans le cadre rénové du Code civil.
IV. Conséquences pratiques : sécurité accrue du gage des créanciers et sévérité pour les époux
A. Une sécurisation nette dugage des créanciers
Pour les établissements de crédit, l’enseignement est double.
D’une part, la signature conjointe d’époux communs en biens au sein d’un même acte de cautionnement constitue désormais un vecteur particulièrement robuste d’extension de gage. Sauf nullité du cautionnement de l’un des époux, la masse commune restera engagée: ni la déchéance pour disproportion, sous l’ancien droit, ni la réduction au titre de l’article 2300, sous le droit nouveau, n’ont vocation à effacer le consentement exprès.
D’autre part, l’arrêt engage les praticiens du crédit à hiérarchiser leurs risques : la disproportion ne menace plus l’accès aux biens communs ; seul le vice entraînant la nullité demeure véritablement redoutable. Sur le plan du contrôle de conformité, l’attention doit donc se concentrer davantage sur le respect des mentions, du formalisme et des conditions de formation des cautionnements.
Cette clarification offre aux services de crédit une prévisibilité accrue : en présence de deux époux communs en biens signataires d’un même acte, la politique de risque peut intégrer un accès durable à la masse commune, même en cas de contestation ultérieure fondée sur la disproportion de l’un des engagements.
B. Un avertissement sévèreaux époux cautionnaires
Pour les époux mariés sous le régime de la communauté, le coup est rude. La signature d’un même acte de cautionnement aux côtés de son conjoint emporte consentement exprès à l’engagement de ce dernier et, partant, exposition de l’ensemble des biens communs au risque de saisie. Cette conséquence subsiste, quand bien même l’époux qui a consenti verrait son propre engagement jugé manifestement disproportionné et, en conséquence, inopposable à son égard.
La protection de la caution issue du droit de la consommation – aujourd’hui relayée par l’article 2300 duCode civil – se révèle ainsi largement impuissante à préserver le patrimoine commun dès lors qu’un acte unique a été signé par les deux membres du couple. Dans l’affaire commentée, l’épouse bénéficie d’une protection personnelle, mais cette protection n’empêche ni le commandement de payer, ni la vente forcée de l’immeuble commun.
La doctrine soulignait déjà la complexité de l’articulation entre droit des sûretés et droit patrimonial dela famille ; l’arrêt du 5 novembre 2025 confirme que cette complexité se résout désormais, pour l’essentiel, en faveur de la sécurité du crédit. Il appartient dès lors aux conseils des époux – avocats et notaires – d’intégrer pleinement cette donnée dans la structuration des opérations : réflexion sur l’opportunité d’une signature conjointe, choix éventuel d’un régime de séparation de biens, négociation de plafonds d’engagement, ou recours à d’autres sûretés moins exposantes pour la communauté.
Conclusion : une summadivisio désormais décisive
En définitive, l’arrêt du 5 novembre 2025 consacre une summa divisio appelée à structurer durablement le contentieux du cautionnement des époux communs en biens : d’un côté, la nullité, qui fait disparaître l’acte et toute possibilité deconsentement exprès ; de l’autre, les sanctions d’inefficacité relative –déchéance d’hier, réduction d’aujourd’hui – qui laissent subsister l’engagement et la fonction de consentement à l’engagement du conjoint.
Ce faisant, la Cour decassation renforce sensiblement la sécurité juridique des créanciers, sans renier la protection de la caution, mais en cantonnant celle‑ci à la seule sphère de ses rapports personnels avec le créancier. Pour les époux, l’exigencede vigilance est, plus que jamais, d’actualité : la signature conjointe, loind’être un simple « geste de soutien » au projet du conjoint, emporte unvéritable choix de politique patrimoniale, dont l’arrêt du 5 novembre 2025 rappelle avec force la portée.




