Minorer le prix de vente de terres agricole : une libéralité rapportable
Libéralités déguisées en succession agricole : la Cour de cassation intègre le bail rural dans l'évaluation. Civ. 1re, 26 mars 2025, FS-B, n° 22-23.937

Revirement de jurisprudence concernant l'évaluation des libéralités déguisées dans les successions agricoles.
Ce changement impacte directement les transmissions de terres agricoles sous bail rural, en redéfinissant les critères d'appréciation des ventes à prix minoré à un héritier présomptif.
Civ. 1re, 26 mars 2025, FS-B, n° 22-23.937
Faits et procédure
Un père avait vendu en 2012 des terres agricoles à son fils (déjà preneur à bail) et à son épouse, via un acte notarié.
Deux ans après le décès du père en 2014, la fille contestait le prix de vente, estimant qu'il constituait une libéralité déguisée devant être rapportée à la succession.
La cour d'appel d'Amiens (2022) avait retenu une évaluation des terres « libres » de bail, suivant une jurisprudence de 2015 exigeant cette méthode pour garantir l'égalité entre héritiers.
La Cour de cassation a cassé cette solution, jugée incompatible avec la réalité économique des transactions.
Nouveaux principes établis
La décision introduit une méthodologie d'évaluation inédite :
- Intégration du bail existant : La valeur des terres doit refléter leur situation réelle au jour de la vente, y compris les contraintes locatives.
- Distinction entre appauvrissement et enrichissement : L'analyse se focalise sur la moins-value objective subie par le vendeur, plutôt que sur le gain de l'acquéreur.
- Preuve de l'intention libérale : Le simple écart de prix ne suffit pas ; il faut démontrer la volonté de gratifier l'héritier.
Impacts sur la jurisprudence antérieure
Ce revirement met fin à la solution de 2015 qui imposait systématiquement :
- Une estimation « libre » des biens attribués à l'héritier-preneur
- Une présomption d'avantage indirect liée au statut successoral
Désormais, les juges doivent :
- Expertiser la décote réelle générée par le bail via une analyse économique détaillée
- Distinguer strictement les opérations successorales des transactions entre vifs
Enjeux pratiques pour les successions agricoles
La décision rééquilibre les intérêts en présence :
Pour les héritiers
- Sécurisation des ventes intrafamiliales sous bail rural
- Limitation des requalifications rétrospectives en donations déguisées
Pour les juges du fond
- Obligation de recourir à des expertises judiciaires fines comparant :
- Prix pratiqué
- Valeur vénale réelle (incluant le bail)
- Marché local des terres agricoles
Pour les notaires et conseillers juridiques
- Nécessité de documenter précisément les motivations des parties lors des cessions
- Prise en compte accrue du contexte économique lors de la rédaction des actes
Analyse critique de la portée
L'arrêt marque un changement de paradigme en droit successoral agricole :
- Abandon de la logique d'égalité successorale abstraite
- Adoption d'une approche réaliste fondée sur la valeur économique objective
Cette évolution répond aux critiques doctrinales soulignant les dérives de l'ancienne jurisprudence :
« Vouloir créer artificiellement une égalité dans le partage d'une succession non encore ouverte [...] c'est conférer au mécanisme plus qu'il ne doit en supporter » (Avis de l'avocate générale Picot-Demarq).
Perspectives d'application
Les professionnels devront particulièrement veiller à :
- Conserver les éléments de valorisation utilisés lors de la transaction initiale
- Anticiper les contentieux via des clauses explicites dans les actes de vente
- Actualiser les méthodes d'évaluation pour intégrer l'impact des baux ruraux sur la valeur marchande
Ce revirement jurisprudentiel constitue une avancée majeure pour l'équité des transmissions agricoles, conciliant mieux protection des héritiers et respect des volontés patrimoniales246.
