Perte de la qualité d’associé en cours d’instance et exercice de l’action sociale ut singuli : recevabilité
La Cour de cassation consacre la sécurité procédurale de l’action ut singuli : la perte de la qualité d’associé après l’assignation n’empêche plus de poursuivre l’action contre le dirigeant. Cette décision, en rupture avec certaines jurisprudences antérieures, protège l’intérêt social et prévient les manœuvres dilatoires, tout en suscitant de nouveaux débats sur la légitimité du demandeur ex-associé. Décryptage critique d’un revirement majeur pour le contentieux sociétaire.

cass com, 18 juin 2025 n° 22-16.781
Introduction : Faits et question de droit
L'arrêt du 18 juin 2025 (n° 22-16.781) de la chambre commerciale de la Cour de cassation se prononce sur une question fondamentale touchant au régime procédural de l’action sociale ut singuli : un associé ayant introduit une telle action doit-il conserver la qualité d’associé pendant toute la durée de l’instance ou suffit-il qu’il l’ait lors de la demande introductive ?
En l’espèce, un associé a engagé pour le compte de sa société une action sociale ut singuli en responsabilité contre un dirigeant, mais a perdu sa qualité d’associé au cours de la procédure (par cession, retrait, exclusion ou toute cause assimilée). La Cour de cassation devait donc trancher : cette perte affecte-t-elle la recevabilité de l’action en cours ?
I. Le contexte jurisprudentiel et doctrinal : une division persistante
1. L'exigence traditionnelle de la qualité d’associé pendant l’instance
Avant cet arrêt, la jurisprudence connaissait une divergence notable :
- Une partie de la doctrine et de la jurisprudence estimait que l’action ut singuli, en tant qu’action « attitrée » et exorbitante du droit commun, supposait que l’associé conserve cette qualité pendant tout le procès, la perdant à l’instant même où il n’est plus titulaire de droits sociaux (« la qualité d’associé est par principe liée à la détention de droits sociaux et disparaît avec leur perte. La cour en a déduit qu’une personne ayant perdu la qualité d’actionnaire en cours d’instance, après la réduction du capital social et l’annulation de ses actions, n’avait plus qualité pour exercer l’action sociale. »).
- Cette position, illustrée notamment par la cour d’appel de Paris, se fondait sur le caractère dérogatoire du droit pour un associé d’agir « au nom » de la société, sans mandat, et sur la nécessité de limiter ce droit aux seuls titulaires actuels des droits sociaux.
2. La solution inverse : appréciation de la qualité d’associé au jour de la demande
Toutefois, une autre branche de la jurisprudence, suivie par la Cour de cassation pour d’autres actions attitrées, retenait que la recevabilité de la demande s’apprécie au jour de l’introduction de l’instance, indépendamment des circonstances ultérieures. Ainsi, la Cour de cassation a affirmé :
« l’existence du droit d’agir en justice s’apprécie à la date de la demande introductive d’instance et ne peut être remise en cause par l’effet de circonstances postérieures » (Cass. com. 6-12-2005 n° 04-10.287 FS-PBIR : RJDA 2/06 n° 161), à propos d’une demande d’expertise de gestion .
Pour l’action ut singuli, la doctrine contestait la spécificité qui serait attachée à la perte de la qualité d’associé, estimant que le fondement de l’action – la défense de l’intérêt social – justifie que l’associé, même après avoir quitté la société, puisse mener à son terme la procédure engagée (« L’action sociale ut singuli, qui n’est ouverte aux associés qu’en cas de carence des dirigeants sociaux, a pour objet d’obtenir la réparation de l’entier préjudice que les dirigeants ont causé à la société à laquelle, le cas échéant, les dommages-intérêts sont alloués (C. com. L 225-252 et L 223-22, al. 3). Elle vise à préserver le patrimoine et donc l’intérêt social. »).
3. Les arguments doctrinaux
La doctrine était elle-même divisée :
- Certains auteurs défendaient l’application stricte du principe de la qualité pour agir tout au long de l’instance, justifiée par le caractère exorbitant de la représentation de la société par un associé isolé.
- D’autres insistaient sur la nature du droit d’agir, qui serait acquis et cristallisé au jour de l’assignation, protégeant ainsi contre les manœuvres de purge ou d’éviction postérieures à l’introduction de l’action (« la solution […] est de nature à décourager les tentatives de fraude destinées à faire échec à la demande. Elle souligne également la finalité sociale de l’expertise de gestion, même mise en œuvre par un actionnaire »).
II. Analyse de la décision du 18 juin 2025 : retour à une conception classique
1. Le principe posé par la Cour de cassation
La chambre commerciale tranche la controverse en décidant que la qualité d’associé nécessaire pour exercer l’action sociale ut singuli s’apprécie au jour de la demande introductive d’instance ; la perte ultérieure de cette qualité est sans incidence sur la poursuite de l’action.
Cette solution s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence sur d’autres actions attitrées, telles que l’action en nullité sociale :
« L’action en nullité peut être exercée même si le demandeur n’était pas encore associé à l’époque où la décision litigieuse a été prise ou même s’il n’est plus associé au moment où il a introduit son action dès lors qu’il a intérêt à voir prononcer la nullité » (Cass. com. 4-7-1995 n° 93-17.969 ; CA Paris 15-3-1985).
La Cour vise ainsi à garantir la stabilité procédurale et à éviter que l’issue du procès ne dépende de circonstances postérieures à l’introduction de la demande.
2. Les conséquences de la solution
- Sécurité procédurale : Le procès n’est pas fragilisé par la survenance d’événements qui, parfois, pourraient être suscités de façon opportuniste par la société ou ses dirigeants (exclusion, retrait, « coup d’accordéon » sur le capital).
- Protection contre les manœuvres : Empêcher la société ou les autres associés de priver rétroactivement le demandeur de sa qualité et de neutraliser ainsi l’action engagée dans l’intérêt social (« on peut craindre que l’opération faisant disparaître la qualité d’actionnaire du demandeur (en l’espèce, un “coup d’accordéon”) ou réduisant sa participation à moins de 5 % [...] ne soit le résultat d’une manœuvre destinée à rendre l’action irrecevable ») 3.
- Unification du régime des actions attitrées : Cette solution harmonise la procédure de l’action sociale ut singuli avec celle d’autres actions réservées aux associés (nullité, expertise de gestion, etc.), dont la recevabilité s’apprécie à la date de l’assignation 3, 2.
III. Analyse critique : portée, opportunité et limites de la décision
1. Une décision conforme à la logique procédurale et à l’intérêt social
L’arrêt du 18 juin 2025 se justifie par la volonté de ne pas subordonner l’issue d’une action, souvent longue, à des circonstances extérieures à la volonté du demandeur.
La Cour valorise l’objectif de protection de l’intérêt social, qui fonde l’action ut singuli :
« l’action sociale ut singuli, qui n’est ouverte aux associés qu’en cas de carence des dirigeants sociaux, a pour objet d’obtenir la réparation de l’entier préjudice que les dirigeants ont causé à la société à laquelle, le cas échéant, les dommages-intérêts sont alloués ».
La stabilité procédurale prime sur le formalisme quant à la qualité d’associé.
2. Les critiques doctrinales : des risques subsistent
Néanmoins, la décision n’est pas exempte de critiques :
- Caractère exorbitant du droit d’agir au nom de la société : Certains auteurs soulignent que la représentation de la société par un ancien associé pourrait heurter le principe selon lequel nul ne plaide par procureur, d’autant plus que l’action ut singuli permet à un individu extérieur à la société (après la perte de sa qualité d’associé) d’influer sur son sort.
- Risques de divergence d’intérêts : Une fois la qualité d’associé perdue, le demandeur peut ne plus avoir le même intérêt que la société (voire être devenu antagoniste), ce qui pose la question de la légitimité de poursuivre la procédure.
- Application stricte ou souple : La Cour semble opter pour une application souple du texte, qui s’explique par la volonté de préserver l’intérêt social, mais cette souplesse pourrait être perçue comme une dénaturation du caractère « attitré » de l’action ut singuli.
3. Portée et limites : une clarification attendue mais des incertitudes persistantes
L’arrêt du 18 juin 2025 apporte une clarification salutaire, en rompant avec les hésitations antérieures et en évitant les risques d’instrumentalisation procédurale. Toutefois, il ne règle pas toutes les questions :
- Quid de l’hypothèse où l’associé perd sa qualité pour faute ou comportement frauduleux ?
- Quelles conséquences dans le cas d’un groupe d’associés : la perte de qualité de l’un seul d’entre eux affecte-t-elle l’action ?
- Enfin, la question du sort des droits patrimoniaux après la perte de la qualité d’associé n’est pas entièrement tranchée, la jurisprudence ayant déjà reconnu que l’ex-associé peut dans certains cas conserver des droits d’action en qualité de créancier ou de propriétaire de droits sociaux 4, 5.
Conclusion : Application au cas
En définitive, l’arrêt du 18 juin 2025 (n° 22-16.781) opère un revirement de jurisprudence attendu et bienvenu, en jugeant que la qualité d’associé nécessaire à l’action sociale ut singuli s’apprécie au jour de l’introduction de l’instance et n’est pas affectée par la perte ultérieure de cette qualité. Ce faisant, la Cour protège l’intérêt social et la stabilité procédurale, tout en harmonisant le régime de l’action ut singuli avec celui d’autres actions attitrées.
Néanmoins, cette solution, si elle est pragmatique, soulève des questions quant à la représentation de la société par un ex-associé et à la cohérence du régime des actions attitrées, qui pourront faire l’objet de futurs débats doctrinaux et jurisprudentiels.
Vous souhaitez approfondir certains points ? Par exemple, la portée de la décision en cas d’exclusion disciplinaire de l’associé, l’articulation entre action ut singuli individuelle et collective, ou encore le sort procédural des droits patrimoniaux après la perte de la qualité d’associé ? Discutons ensemble de ces zones d’ombre : posez vos questions pour aller plus loin dans l’analyse ou explorer les implications pratiques de la décision !
