Donation-partage : quand l’indivision ruine le partage

Cass. 1re civ., 2 juillet 2025, n° 23-16.329 - La Cour de cassation réaffirme que l’attribution de droits indivis dans une donation-partage en neutralise la qualification. Cet arrêt, riche de débats doctrinaux et d’enjeux pratiques, éclaire la frontière entre donation-partage et donation ordinaire et alerte les praticiens sur les conséquences civiles et fiscales d’une telle disqualification.

Cass. 1re civ., 2 juillet 2025, n° 23-16.329

 1. Introduction – Faits et question juridique

Dans l’affaire jugée le 2 juillet 2025, un père organise une donation-partage au profit de ses enfants. L’acte attribue à certains la pleine propriété de biens, mais aussi, conjointement, des quotes-parts indivises d’un bien immobilier et d’autres parcelles. À la suite du décès du donateur, un héritier conteste la qualification de donation-partage, estimant que l’attribution de droits indivis ne satisfait pas à l’exigence légale du partage matériel. La Cour de cassation confirme la requalification de l’acte en donation simple.

Le litige pose une question inédite : la coexistence, dans un même acte, d’attributions en pleine propriété et de droits indivis permet-elle de maintenir la qualification de donation-partage, ou entraîne-t-elle sa disqualification totale ? Les pièces du dossier explicitent : « La requalification en donation simple d’un acte de donation-partageallotissant trois héritiers en biens divis ET indivis (Question inédite). »

 

2. Fondements juridiques de la solution

Texte applicable : article 1075 du code civil

L’article 1075 du code civil pose la règle : « Toute personne peut faire, entre ses héritiers présomptifs, la distribution et le partage de ses biens et de ses droits. Cet acte peut se faire sous forme de donation-partage ou de testament-partage. Il est soumis aux formalités, conditions et règles prescrites pour les donations entre vifs dans le premier cas et pour les testaments dans le second. ».

La doctrine souligne : « La répartition des biens donnés entre les donataires est indispensable, puisque c'est le partage qui distingue la donation-partage d'une donation ordinaire. Il n'y a de donation-partage que dans la mesure où l'ascendant effectue une répartition matérielle de ses biens entre ses descendants. Le partage doit être opéré par le ou les donateurs. ».

 

3. Jurisprudence antérieure et position de la Cour

La solution n’est pas nouvelle et s’inscrit dans lacontinuité de plusieurs arrêts de la première chambre civile :

  • Civ. 1re, 6 mars 2013, n° 11-21.892 : « Il n’y a de donation-partage que dans la mesure où l’ascendant effectue une répartition matérielle des biens donnés entre ses descendants. ».
  • Civ. 1re, 20 novembre 2013, n° 12-25.681 : Attribuer à chaque héritier la même quote-part indivise ne constitue pas un partage effectif.
  • Req. 20 janv. 1947 : « Le partage d’ascendant implique nécessairement une répartition de biens effectuée par l’ascendant lui-même ou tout au moins sous sa directive [...] la convention portant uniquement sur des droits indivis de nue-propriété s’analysait en une donation entre vifs. ».
  • Civ. 1re, 12 juill. 2023, n° 21-20.361 : Confirmation de la nécessité d’un partage matériel.

La Cour rappelle que la volonté des parties ou la qualification donnée à l’acte ne sauraient prévaloir sur la réalité du partage : « Doit être requalifiée en donation ordinaire, « quelle qu'en[soit] la qualification donnée par les parties », non seulement la «donation-partage » où le « lot » de chaque donataire est composé d'une même quote-part soit de la masse des biens donnés, soit de l'unique bien donné, soit de chacun des biens donnés, mais aussi la « donation-partage » qui allotit privativement certains des donataires et mettent les autres en étatd’indivision. ».

 

4. Apport et débats doctrinaux contemporains

« La question soumise à la Cour de cassation demeure inédite : il s’agit dedéterminer si un acte de donation-partage qui allottit certains héritiers à lafois en biens privatifs et en droits indivis doit être disqualifié en donationsimple pour l’ensemble, ou seulement pour la fraction indivise. ».

La structure de l’acte analysé est explicitée :

  • Trois enfants reçoivent chacun des parcelles en pleine propriété et le tiers indivis d’une maison et d’autres parcelles ; un quatrième une soulte.
  • Le débat porte sur l’interprétation de telles attributions mixtes.

Synthèse doctrinale et nuances

Différentes voix doctrinales s’expriment :

  • Marc Chetaille :
        « Les attributions en pleine propriété qui ont pu être réalisées ne seront pas remises en cause, pour autant l’ensemble de l’acte perdra définitivement les caractéristiques propres de la donation-partage. [...]     La déqualification aura donc des conséquences très importantes tant sur l’obligation pour l’un des attributaires de verser une indemnité de complément de part en cas de variation de la valeur des biens attribués que sur la possibilité d’utiliser la quotité disponible au moyen d’un legs     pour le donateur. Les prévisions du disposant peuvent donc totalement être remises en question par la déqualification.
  • Pierre Murat :
        « Certains, tel le Professeur Pierre Murat, évoquent une « zone grise » pour le juriste et plus spécialement pour le notaire, le « gris » se lisant comme dangereux parce qu’exclusif de toute sécurité juridique et par là-même de protection. »
  • Michel Grimaldi :
        « C’est la raison pour laquelle il nous semble nécessaire, à la suite de Marc Chetaille, de « revenir à une conception plus orthodoxe de la donation-partage » en bannissant les droits indivis des lots la constituant, même pour une infime partie, et en affirmant à sa suite que « l’acte de donation-partage doit (...) se présenter comme un pacte définitif et pour cela le disposant doit procéder au partage complet. »
  • Jurisprudence  d’appel isolée :
        La CA Limoges (20 mars 2008) avait admis un acte mixte (attribution de lots divis et indivis), mais cette solution est aujourd’hui clairement désavouée par le quai de l'Horolge.

 

5. Portée de la sanction : disqualification totale ou partielle ?

La tendance majoritaire, confirmée par la Cour de cassation et la doctrine, est que la présence de droits indivis dans l’un des lots emporte disqualification de l’ensemble de l’acte.
« La disqualification en donation ordinaire de la donation-partage composéede lots pour partie formés de droits indivis, ne saurait être partielle : unetelle disqualification limitée aux seuls droits indivis serait en effetsusceptible de soumettre les allotissements à des règles d’évaluation ou derapport distinctes, et porterait ainsi atteinte à l’économie générale de ladonation-partage telle qu’élaborée par le disposant. »

 

6. Conséquences civiles et fiscales : unedisqualification qui bouleverse l’économie successorale

Lorsque la donation-partage est disqualifiée du fait de la présence de droits indivis dans les lots, les répercussions sont majeures sur l’ensemble de la succession.

D’abord, tous les biens donnés deviennent rapportables à la succession du donateur, conformément à l’article 843 du Code civil : ce mécanisme expose les bénéficiaires à un rééquilibrage après décès, qui pouvait pourtant être évité par un partage effectif. De surcroît, l’évaluation des biens n’a plus lieu au jour de la donation, mais au jour du décès (article 922), ce qui, en cas de valorisation, peut sérieusement bouleverser la masse successorale et l’équilibre initialement recherché.

La prescription de l’action en réduction, qui protège les héritiers réservataires, passe d’un délai réduit de cinq ans à un délai de droit commun de dix ans, allongeant ainsi la période d’incertitude et de contestation potentielle. L’action pour complément de part en cas de lésion est également ouverte, alors qu’elle est exclue en présence d’une donation-partage valable (article 1075-3). Sur le plan fiscal, la transmission par donation simple suivie d’un partage postérieur entraîne le paiement du droit de partage, là où la donation-partage y échappe.

La doctrine et les praticiens soulignent l’ampleur de ces conséquences : les prévisions du disposant risquent d’être totalement remises en cause, et la sécurité juridique des bénéficiaires est fragilisée. Au-delà des aspects techniques, c’est la volonté du donateur d’organiser la paix successorale qui peut être annulée par une rédaction imparfaite de l’acte.

"Les attributions en pleine propriété qui ont pu être réalisées ne seront pas remises en cause, pour autant l’ensemble de l’acte perdra définitivement les caractéristiques propres de la donation-partage.[...] La déqualification aura donc des conséquences très importantes tant sur l’obligation pour l’un des attributaires de verser une indemnité de complémentde part en cas de variation de la valeur des biens attribués que sur la possibilité d’utiliser la quotité disponible au moyen d’un legs pour le donateur. Les prévisions du disposant peuvent donc totalement être remises en questionpar la déqualification."

 

7. Solutions pratiques et alternatives

Des stratégies de rattrapage ? :

  • Possibilité de cessions de droits indivis ou d’un nouvel acte de donation-partage après réincorporation des biens indivis, tant que le disposant est en vie et peut participer à l’acte (« La pratique notariale offre, s’agissant des donations-partages établies contenant des lots formés de droits indivis, différentes « cessions de rattrapage » du vivant du disposant, avec la possibilité de parfaire l’acte, en application des dispositions de l’article 1076, alinéa 2, du code civil, par l’établissement d’un nouvel acte procédant, cette fois, au partage effectif. ».

Autres alternatives :

  • Recours aux techniques sociétaires pour constituer des lots divisibles.
  • Correction par acte séparé si le partage matériel n’a pas été correctement opéré lors de la donation initiale, tant que le donateur est vivant.

 

8. Justification historique et finalité

La donation-partage, historiquement, vise à pacifier les transmissions familiales et à écarter l’indivision :
« La donation-partage est surtout un instrument de paix familiale : c’est cet objectif qui façonne l’institution et lui donne des traits différents de ceux d’une donation ordinaire. [...] L’avantage spécifique que présente ladonation-partage - avantage qui lui est propre et qui la distingue d’une série de donations simples - c’est qu’elle prévient l’existence d’une indivision entre les successibles. »

 

9. Conclusion : état du droit positif et recommandations

L’arrêt du 2 juillet 2025 confirme la nécessité d’une répartition matérielle, décidée par le disposant, pour la validité de la donation-partage. La présence, même partielle, de droits indivis dans les lots entraîne la disqualification de l’acte. Cette solution, largement soutenue par la doctrine contemporaine, protège la volonté du donateur et la sécurité des transmissions, mais implique une grande vigilance dans la rédaction des actes.

Les praticiens doivent s’assurer que chaque héritier reçoive un lot individualisé, recourir à des techniques correctrices en cas d’erreur etinformer leurs clients des conséquences majeures d’une disqualification, tant sur le plan civil que fiscal.

 

 

Guillaume Fricker | Avocat

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