Liberté cognitive : un droit fondamentel face au neurotechnologies
L'essor des neurotechnologies impose de repenser nos catégories classiques de protection des droits fondamentaux, fondées sur la séparation entre un dehors observable et un dedans présumé inviolable.

L'essor des neurotechnologies impose de repenser nos catégories classiques de protection des droits fondamentaux, fondées sur la séparation entre un dehors observable et un dedans présumé inviolable. À mesure que le cerveau devient un objet de mesure, de calcul et de programmation, la frontière entre sphère intime et sphère régulée se déplace. Le Chili a constitutionnalisé les «neurodroits » en 2021 ; l'UNESCO vient d'adopter un cadre éthique mondial. La France, forte de sa tradition de protection des libertés, peut s'imposer comme modèle européen d'une doctrine de la souveraineté cognitive. Pourtant, ni le RGPD ni la Convention EDH ne mentionnent explicitement les neurodonnées, tandis que le projet de « paquet digital omnibus » risque d'affaiblir la protection des données sensibles au nom des besoins d'entraînement des modèles d'IA. Une évolution rapide du droit positif s'impose si l'on veut protéger effectivement la liberté cognitive, entendue comme droit de rester maître de ses états mentaux, de ses émotions et de ses décisions.
I.La liberté cognitive, nouvelle figure de la liberté de pensée
A.L'irruption des neurotechnologies dans la sphère mentale
Casques EEG à bas coût, interfaces cerveau‑ordinateur, dispositifs d'imagerie cérébrale miniaturisés : des technologies jusqu'ici confinées aux laboratoires se diffusent désormais dans le commerce et dans l'industrie. Elles ne se limitent plus au cadre médical : on les retrouve dans des outils de productivité, des jeux vidéo, des applications de bien‑être ou de méditation guidée, qui promettent de mesurer la concentration, le niveau de stress ou la fatigue cognitive. Ces dispositifs permettent non seulement d'enregistrer l'activiténeuronale, mais aussi de la corréler à des états mentaux, des émotions, desintentions, voire de la moduler par stimulation.
La liberté cognitive émerge précisément comme une réponse à cette irruption technique au cœur de la sphère mentale. Elle peut être définie comme le droit pour chaque personne de conserver la maîtrise de ses processus mentaux, de sa conscience et de ses décisions, à l'abri de toute captation ou manipulation non consentie. Il ne s'agit plus seulement de protéger l'expression des pensées, mais le substrat neuronal de la pensée lui‑même, alors que l'ancienneprésomption d'« inviolabilité de fait » de la vie intérieure s'effondre.
Commel'affirme l'UNESCO dans son rapport préliminaire de septembre 2024, « il nepeut y avoir de collecte des données neuronales sans droits neuronaux ». Dès lors, la question n'est plus desavoir s'il est techniquement possible d'accéder au cerveau, mais qui y accède, à quelles fins, avec quels moyens, etsous le contrôle de quelles autorités -- paramètres que le droit ne peut plus abandonner à la seule autorégulation des industriels.
B.Les cinq piliers des neurodroits
Sous l'impulsion notamment de Rafael Yuste, la réflexion éthique a structuré la liberté cognitive autour de cinq piliers, désormais largement repris par la doctrine.
Le premier est la vie privée mentale (mental privacy) : nul ne doit pouvoir lireou décoder l'activité cérébrale d'une personne sans son consentement expliciteet éclairé. La CNIL a, de ce point de vue, insisté sur le caractèreparticulièrement intrusif des neurodonnées, « pas comme les autres ».
Le deuxième pilier est l'identité mentale (mental identity), qui protège lacontinuité de la personnalité et de la conscience de soi contre desinterventions techniques susceptibles de l'altérer.
Le troisième pilier est le libre arbitre ou autonomie décisionnelle : les capacités de choix et de délibération doivent rester à l'abri de touteinterférence artificielle non consentie, qu'elle passe par une interfaceneuronale ou par des systèmes de nudging algorithmique adossés à des signaux cérébraux.
Vient ensuite l'intégrité mentale, qui prohibe la modulation de l'activité neuronale sans accord (stimulation profonde, neuro‑implant, stimulation transcrânienne,etc.).
Enfin,l'accès équitable aux technologies d'augmentation cognitive vise à éviter la création d'un fossé neuro‑technologique entre une minorité augmentée et unemajorité laissée à l'écart.
Ce faisceau de droits dessine un noyau dur de protection de la « souveraineté cognitive » appelé à irriguer le droit positif. Il ne s'agit pas d'inventer exnihilo des droits « nouveaux », mais d'actualiser des principes anciens --liberté de pensée, liberté de conscience, dignité -- dans un contexte où la pensée devient mesurable et, potentiellement, programmable.
II.Les premières consécrations internationales : Chili et UNESCO
A.La constitutionnalisation chilienne des neurodroits
Le Chili est le premier État à franchir une étape constitutionnelle majeure. Par une réforme adoptée en 2021, l'article 19 de la Constitution chilienne a été complété afin de protéger l'intégrité mentale et les données cérébrales contreles usages abusifs des neurotechnologies.
Fait inédit, la réforme assimile les données cérébrales à des éléments du corps humain : elles ne peuvent être ni achetées ni vendues, ni manipulées en dehors de cadres strictement définis. En assimilant les neurodonnées à un élément du corps, le constituant chilien rompt avec une vision purement informationnelle des données. La donnée neuronale n'est plus un simple «flux » encadré par le droit des données personnelles : elle est traitée comme une prolongation du corps et de la personne. Ce geste normatif est décisif : il interdit par principe la patrimonialisation et la marchandisation des signaux cérébraux, là où les régulations classiques des données se contentent le plus souvent d'en encadrer la circulation.
Cette consécration n'est pas restée symbolique. Dans un arrêt Emotiv rendu le31 août 2023, la Cour suprême chilienne a ordonné à un fabricant de casques EEG d'effacer les données cérébrales d'un ancien parlementaire et d'informer l'ensemble de ses utilisateurs chiliens de leurs droits sur ces données. L'affaire illustre que les neurodroits peuvent être des droits subjectifs effectifs, opposables y compris à des acteurs privés globaux.¹¹
B.Vers un standard mondial de protection de la vie privée mentale
Surle plan international, l'UNESCO a adopté le 5 novembre 2025 la premièrerecommandation mondiale sur l'éthique des neurotechnologies, présentée comme un« cadre mondial » pour encadrer ces dispositifs. Fondée sur une approche par les droits humains, elle affirme que l'esprit humain constitue la « dernière frontière de liberté » et que les États doivent protéger la vie privée mentale, l'intégrité cérébrale et la liberté de pensée face aux neurotechnologies.
Le texte insiste également sur la nécessité d'éviter les discriminations et de garantir un accès équitable aux bénéfices des neurotechnologies, rejoignant ainsi la logique des cinq neurodroits. Parallèlement, des travaux menés devant l'Assemblée générale des Nations Unies ont mis en avant l'obligation des États de veiller à ce que le développement des neurotechnologies ne porte pas atteinte aux droits de l'homme, notamment à la vie privée et à la liberté de pensée.
Ces instruments ne sont pas directement contraignants, mais ils jouent un rôle structurant : ils fournissent un référentiel normatif qui légitime, voire appelle, des évolutions constitutionnelles et législatives au niveau national. Ils déplacent le débat de la seule éthique vers le terrain du droit, en laissant entendre que la protection de la liberté cognitive doit à terme rejoindre le corpus des droits fondamentaux classiques.
III.La France, laboratoire d'une doctrine de la souveraineté cognitive ?
A.Les premiers jalons : CNIL, barreaux, doctrine
Le paysage français n'est pas vierge. La CNIL, dans une étude publiée en 2025, a expressément qualifié les neurodonnées de données « pas comme les autres »et souligné les risques particuliers de profilage psychologique et d'atteinte à l'autonomie de la volonté.
Le laboratoire d'innovation de la CNIL (LINC) a repris la typologie des cinq neurodroits et alerté sur les dangers liés à la diffusion massive de dispositifs neuronaux grand public, ainsi que sur le risque de réidentification et d'inférences sensibles à partir de signaux cérébraux.
Parallèlement, plusieurs colloques organisés par des barreaux et des facultés de droit(notamment à Paris) ont abordé la question des neurodroits, en croisant neuroéthique, droit des données et droit constitutionnel. La doctrine s'est emparée de la notion de « souverainetécognitive », vue comme un prolongement de l'autodétermination informationnelle adaptée au substrat mental.
Cette effervescence demeure toutefois ambivalente. D'un côté, la France se situe clairement dans le peloton de tête des pays qui prennent au sérieux la question des neurodroits, avec des autorités indépendantes et une doctrine particulièrement vigilante. De l'autre, aucune initiative législative structurante n'a encore vu le jour, et le sujet reste cantonné à la sphère des rapports, recommandations et journées d'étude. La France est en avance sur l'analyse et la prise de conscience, mais demeure en retrait sur la traduction normative. C'est précisément cette tension que la notion de souveraineté cognitive permet de formaliser.
B.L'insertion des neurodonnées dans le RGPD
Une voie privilégiée consisterait à intégrer directement les neurodonnées au sein de l'article 9 du RGPD, qui énumère les « catégories particulières » de données (santé, biométriques, génétiques, etc.).
Un nouvel alinéa pourrait définir les neurodonnées comme « l'ensemble des données issues de l'enregistrement ou de la mesure de l'activité cérébraled'une personne, permettant d'en inférer des états mentaux, des émotions ou desintentions », et soumettre leur traitement au régime le plus protecteur.
Techniquement, cela permettrait de déclencher les exigences déjà prévues pour les données de santé : interdiction de principe du traitement, nécessité d'un consentement explicite, limitation stricte des finalités, analyses d'impact renforcées, interdiction de certaines réutilisations. ⁶⁷Politiquement, cela affirmerait clairement que le cerveau relève de la sphère de protection la plus élevée du droit européen des données.
Reconnaître les neurodonnées comme catégorie autonome de données sensibles, c'est aussi accepter un principe d'« économie de la rareté » applicable à certains types de données : plutôt que de chercher à tout prix à nourrir des modèles avec toujours plus d'informations, le droit pose que l'accès au cerveau doit rester structurellement rare, exceptionnel, et toujours questionné.
Parler d’économie de la rareté des neurodonnées ne relève pas d’un luxe philosophique, mais d’une conséquence directe des principes structurants du RGPD. L’article 5 impose, à travers la minimisation des données et la limitation des finalités, que ne soient collectées et traitées que les informations strictement nécessaires à un objectif déterminé, explicite et légitime. L’article 25, en érigeant le privacy by design et by default en obligation juridique, commande aux responsables de traitement de concevoir leurs systèmes de telle sorte que, par défaut, la quantité de données collectées, la durée de conservation et l’accessibilité interne et externe soient réduites au minimum.
Appliqués aux neurodonnées, ces principes conduisent mécaniquement à une normativité de la rareté : non seulement ces données ne devraient être mobilisées qu’à titre exceptionnel, dans des contextes où aucun autre type de donnée moins intrusif ne permet d’atteindre la même finalité, mais leur circulation secondaire – et a fortiori leur intégration dans des corpus d’entraînement de systèmes d’IA –devrait être présumée contraire à l’exigence de minimisation. Là où certains acteurs présentent la rareté des neurodonnées comme un frein regrettable àl’innovation, le RGPD invite à la lire comme un objectif de politique juridique: rendre structurellement difficile, coûteux et juridiquement risqué tout accès de masse au substrat mental, afin de réserver l’usage de ces signaux à des hypothèses de stricte nécessité, encadrées par des garanties techniques et organisationnelles maximales. En d’autres termes, la rareté n’est pas un état de fait que le marché serait appelé à corriger, mais un corollaire obligé de la minimisation et du privacy by design, dès lors que ce sont les états mentaux eux‑mêmes qui se trouvent en cause.
C.L'hypothèse d'une reconnaissance constitutionnelle
Au‑delà du RGPD, une partie de la doctrine plaide pour une reconnaissance constitutionnelle de la liberté cognitive. Le fondement naturel se trouve dans l'article 11 de la Déclaration de 1789 (« la libre communication des pensées et des opinions »), lu à la lumière du principe de dignité de la personne humaine.
Lire l'article 11 de la Déclaration de 1789 à l'aune des neurotechnologies conduit à un déplacement du centre de gravité : la « libre communication des pensées » suppose d'abord que les pensées ne soient pas captées, profilées ou modulées par des dispositifs techniques non maîtrisés. Dans un environnement où des architectures de persuasion sont en mesure d'anticiper et d'influencer les choix individuels, la liberté de pensée se joue autant en amont (la possibilité de penser sans être surveillé) qu'en aval (la possibilité d'exprimer librement ces pensées). La liberté cognitive, en ce sens, serait la condition de possibilité de la liberté de pensée telle qu'elle est consacrée par le bloc de constitutionnalité.
Il serait envisageable, par la voie prétorienne comme par une révision formelle,de consacrer un droit à la souveraineté cognitive, entendu comme la maîtrise de ses états mentaux contre toute captation ou manipulation technologique. Une telle consécration offrirait trois effets :
--une valeur supra‑législative des neurodroits, permettant la censure de lois autorisant la captation ou l'exploitation non consentie de neurodonnées ;
--un contrôle des dispositifs neurotechnologiques, publics ou privés, au regardde l'intégrité mentale et de la dignité ;
--un positionnement de la France comme État pionnier, susceptible d'influencer l'interprétation des instruments européens.
IV.Le droit européen à la croisée des chemins
A.Un RGPD silencieux sur les neurodonnées
En l'état, le RGPD ne mentionne pas les neurodonnées. Celles‑ci peuvent être appréhendées indirectement comme données de santé ou données biométriques, selon les usages, mais cette appréhension est contingente : des signaux cérébraux recueillis via un casque ludiqueou une application de méditationpeuvent échapper à ces catégories, tout en révélantdes informations particulièrementintimes.
Cette lacune est d'autant plus préoccupante que le marché des dispositifs neuronaux grand public se développe : casques EEG pour joueurs, outils de suivi de l'attention en entreprise, solutions de neuromarketing, etc. Faute de qualification explicite dans l'article 9, le niveau de protection dépendra d'interprétations aucas par cas, fragilisant la sécurité juridique.
B.L'outil encore inachevé de l'article 8 Conv. EDH
Sur le terrain européen, l'article 8 de la Conv. EDH protège le droit au respect de la vie privée. La Cour de Strasbourg l'a progressivement étendu à l'identité personnelle, à l'intégrité psychologique et à l'épanouissement individuel, reconnaissant que la vie privée englobe la construction de soi.
Dans un arrêt du 25 septembre 2012, elle souligne que l'article 8 protège un «droit à l'identité et à l'épanouissement personnel » et l'« intérêt vital » à la connaissance d'éléments essentiels de sa propre identité.
Pour autant, aucune décision n'a encore abordé spécifiquement la question des neurotechnologies et de la captation de l'activité cérébrale. L'extension de l'article 8 à la vie privée mentale reste donc, à ce stade, hypothétique.¹⁹ Conscient de cette limite, le Conseil de l'Europe a adopté en 2025 des lignes directrices sur les neurotechnologies et les droits de l'homme, soulignant que ces dispositifs créent des « défis sans précédent » pour la protection de l'intégrité mentale et de la liberté de pensée. Mais il s'agit de soft law, non de normes directement opposables.
Il est probable que, dans les prochaines années, la Cour de Strasbourg sera amenée à se prononcer sur des dispositifs de surveillance ou d'évaluation impliquant des signaux cérébraux, par exemple dans des contextes pénaux, professionnels ou éducatifs. La manière dont elle articulera alors l'article 8 (vie privée) etl'article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) sera décisive pour la reconnaissance, ou non, d'un « noyau dur » de liberté cognitive au niveau européen.
C.Le paquet digital omnibus : de la simplification à l'extractivisme des données
Les grands modèles d'IA reposent sur un postulat simple : plus ils disposent de données, plus ils sont performants. Face à la pénurie de données de haute qualité, la tentation est forte de se tourner vers des données plus « riches »: traces comportementales fines, métadonnées, et, à terme, neurodonnées.
Le projet de paquet digital omnibus s'inscrit dans ce contexte de tension entre impératifs industriels et exigences de protection. Présenté comme un instrument de simplification, il s'apparente, pour une large part, à un exercice de dérégulation ciblée au bénéfice des besoins d'entraînement des modèles d'IA. Autrement dit, au moment précis où la communauté internationale commence à tracer les contours d'un sanctuaire cognitif, le législateur européen s'emploie à desserrer les verrous qui protègent l'accès à la donnée, sans distinguer ce qui relève de l'empreinte mentale de ce qui relève de la simple trace de navigation.
Le projet introduirait ainsi des bases juridiques nouvelles ou assouplies pour l'utilisation de larges corpus de données à des fins d'entraînement, y compris lorsqu'il s'agit de données sensibles, en s'appuyant sur des « intérêts légitimes » industriels et technologiques, moyennant certaines garanties. Des ONG comme noyb dénoncent un « démantèlement » des principes fondateurs du RGPD, réalisé par voie d'actes d'exécution et de procédures accélérées, sans véritable débat public ni évaluation d'impact approfondie.
Or cette logique est frontalement incompatible avec la protection de la liberté cognitive. En effet, si l'on admet que des modèles peuvent, au titre d'un intérêt légitime, absorber des quantités massives de données, y compris sensibles, pour optimiser leurs performances, rien n'empêchera, à terme,l'intégration de neurodonnées dès lors qu'elles seront disponibles -- par exemple via des dispositifs neuronaux grand public, des applications de bien‑être ou des outils de neurofeedback. Les neurodonnées deviendront alors, dans le langage économique, une « ressource » particulièrement attractive, car fortement corrélée aux émotions, à l'attention, aux intentions.
Le paradoxe est donc le suivant : à mesure que la qualité générale de la data se dégrade, les modèles ont besoin de données plus « profondes » pour maintenir leur efficacité, et le droit, au lieu de renforcer les garde‑fous, risque de s'ouvrir pour faciliter cette captation. C'est exactement l'inverse de ce que commande la souveraineté cognitive, qui impose au contraire de raréfier, voire d'interdire, l'accès à certaines catégories de données, et non de les rendre plus disponibles pour l'entraînement de systèmes autonomes d'IA.
D.Une logique à rebours de la protection de la liberté cognitive
La critique du projet omnibus peut ainsi se structurer autour de trois griefs principaux, au regard de la liberté cognitive.
En premier lieu, le texte méconnaît la spécificité des neurodonnées. En traitant la question de l'entraînement des IA dans une logique de flux globaux de données, sans distinguer clairement les neurodonnées des autres données sensibles, il ignore le saut qualitatif que représente l'accès aux états mentaux. Larecommandation de l'UNESCO comme les lignes directrices du Conseil de l'Europe insistent au contraire sur le caractère singulier de l'activité cérébrale, dont la protection ne peut être ramenée à un simple cas particulier de la vie privée classique.
En deuxième lieu, le projet entérine une inversion de la hiérarchie des intérêts :la protection des données personnelles -- et, au‑delà, de la sphère mentale --se trouve subordonnée aux impératifs de compétitivité numérique et d'innovationen IA. Là où le RGPD posait que le traitement des données est au service de la personne, l'omnibus tend à faire de la personne une réserve de données au service de l'économie numérique.
En troisième lieu, cette approche ignore la dynamique proprement « extractiviste »de l'économie de l'IA : l'histoire récente montre que plus les systèmes sont performants, plus ils requièrent de données, ce qui incite à élargir toujours davantage le périmètre des données exploitables. Tant que le droit ne fixe pas de lignes rouges substantielles -- par exemple l'inaliénabilité des neurodonnées, leur exclusion de toute base légale assouplie, ou leur assimilation à des éléments du corps humain --, il est mécaniquement entraîné par cette dynamique.
Dans un article consacré à l'empreinte neuronale et à la souveraineté cognitive, ilest donc indispensable de souligner que le débat sur l'omnibus n'est pas un simple débat « technique » sur la charge administrative des responsables de traitement, mais un débat existentiel sur le type de données que l'on accepte de livrer à l'industrialisation algorithmique. ¹⁶ La liberté cognitive impose ici un triple refus normatif : refus que les neurodonnées soient incluses, même implicitement, dans les corpus utiliséspour l'entraînement des modèles d'IA ; refus qu'elles puissent être traitées sur le fondement d'un intérêt légitime, fût‑il encadré ; refus, plus fondamental, de considérer que la baisse de qualité de la data générale justifie l'ouverture de nouvelles « mines » de données, au plus près du cerveau.
V.Pour une souveraineté cognitive effective
A.Reconnaître les neurodonnées comme catégorie autonome de données sensibles
La première réforme, la plus évidente, consiste à insérer explicitement les neurodonnées dans l'article 9 du RGPD comme catégorie particulière de données.¹⁶ Cette insertion devrait s'accompagner d'une définition précise et d'un régime spécifique : interdiction de principe du traitement, exceptions limitées (soins, recherche encadrée,usage thérapeutique),consentement explicite, traçabilité renforcée, analyses d'impact obligatoires.
Une telle clarification mettrait fin à l'incertitude actuelle et empêcherait les responsables de traitement de jouer sur les frontières conceptuelles pour éviter la qualification de données sensibles. Elle offrirait également aux autorités de contrôle un ancrage clair pour sanctionner les détournements.
B.Consacrer un droit fondamental à la souveraineté cognitive
Au‑delà du RGPD, la reconnaissance explicite d'un droit à la souveraineté cognitive --dans les textes constitutionnels nationaux comme dans les instruments européens de protection des droits fondamentaux -- apparaît nécessaire. Ce droit pourrait être formulé comme le droit de toute personne à ne pas voir ses états mentaux explorés, enregistrés, inférés ou manipulés par des moyens techniques en dehorsde son consentement libre et éclairé, et de garanties strictes prévues par la loi.
Un tel droit fonctionnerait comme un droit‑clef, comparable, mutatis mutandis, audroit à l'intégrité physique en bioéthique : de la même manière que la médecine ne peut intervenir sur le corps que dans des conditions strictement encadrées, aucune technologie ne devrait intervenir sur l'esprit ou en extraire des informations sans franchir un seuil éthique et juridique élevé. Ce droit fournirait un critère substantiel de contrôle de proportionnalité pour tout dispositif recourant à des neurotechnologies, qu'il soit déployé dans les domaines de la santé, du travail, de l'éducation, de la publicité ou de la sécurité.
C.Encadrer déontologiquement les usages neurotechnologiques
Enfin,un cadre déontologique robuste doit accompagner l'évolution normative. Il concerne les professionnels de santé, les chercheurs, les industriels de laneurotech, mais aussi, demain, les employeurs, les assureurs ou les plateformes recourant à des dispositifs de mesure de l'attention ou de l'état émotionnel.
Ce cadre pourrait imposer au minimum : des études d'impact sur les droits fondamentaux pour tout projet impliquant des neurodonnées ; des interdictions sectorielles claires (par exemple, en matière de sélection de personnel ou deciblage politique) ; des obligations de transparence technique sur les algorithmes associés aux dispositifs neuronaux ; et un régime de responsabilité renforcée en cas d'atteinte à l'intégrité mentale. L'édification d'un tel cadre a aussi une vertu prophylactique : elle permet de responsabiliser les professions en amont,avant même l'intervention du juge, en transformant la protection de l'intégrité mentale en réflexe professionnel. À terme, on peut imaginer que la violation grave de la souveraineté cognitive devienne, pour certains métiers, une faute lourde engageant non seulement la responsabilité civile, mais aussi l'aptitude à exercer.
Conclusion
L'émergence des neurotechnologies ne se contente donc pas d'ajouter un chapitre au droit des données personnelles ; elle met au défi la structure même de nos garanties fondamentales, en rendant techniquement possible l'accès à ce qui était,jusqu'ici, présumé inaccessible. En permettant de lire, d'inférer ou de moduler les états mentaux, ces technologies font apparaître une zone grise où lesinstruments existants (RGPD, Conv. EDH, droits nationaux) montrent leurs limites.
Le Chili et l'UNESCO ont ouvert une voie en consacrant les neurodroits et la liberté cognitive. La France dispose des ressources intellectuelles et institutionnelles pour transformer cette intuition en doctrine et en norme, en élaborant une véritable théorie de la souveraineté cognitive. Àl'inverse, le projet de paquet digital omnibus illustre une tentation de céder aux exigences de l'économie de la donnée au détriment des droits.
Entre ces deux trajectoires, l'enjeu est clair : faire du cerveau un gisement de données comme les autres, ou l'ériger en noyau intangible de la personne,protégé par un régime renforcé. La liberté cognitive, entendue comme droit de rester maître de ses pensées, de ses émotions et de ses décisions, fournit le critère de ce choix. Il appartient désormais au législateur, national eteuropéen, de l'assumer, ou de laisser s'installer une économie de la captation cognitive que le droit ne pourra bientôt plus que constater.



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